Fondation Jean Piaget

Structures de l’intelligence et des mathématiques

Position du problème
Une convergence des mécanismes de construction
La solution constructiviste


Position du problème

En plus des questions portant sur le nombre, la découverte d’une certaine convergence entre les résultats des recherches psychogénétiques sur la genèse des opérations logiques et mathématiques, et un certain nombre de résultats mathématiques atteints par les "Bourbaki" (nom que s’étaient donné un groupe de mathématiciens attachés à reconstruire l’édifice entier des mathématiques), devait immanquablement amener Piaget à s’interroger sur sa signification.

L’étude sur la psychogenèse du nombre opératoire montre plus précisément que la structure sous-jacente aux conduites et aux jugements numériques des enfants qui ont acquis ce nombre est la synthèse de deux structures mettant en jeu, l’une des opérations d’emboîtement, l’autre des opérations de sériation.

Quant aux Bourbaki, leurs travaux tendaient à montrer que la totalité de l’édifice mathématique pourrait reposer sur trois grandes familles d’entités mathématiques, alors baptisées "structures-mères": les structures algébriques, les structures d’ordre et les structures topologiques.

La convergence des résultats des enquêtes psychogénétiques et des recherches mathématiques des Bourbaki est alors d’autant plus étonnante que Piaget avait de son côté montré que les structures de classement et les structures d’ordre, dont la synthèse produit le nombre, sont précédées sur le plan du développement de la géométrie par la présence chez l’enfant de certaines notions qui relèvent d’une forme élémentaire de topologie.

Comment expliquer cette convergence entre les résultats du psychologue, qui étudie l’apparition du nombre chez l’enfant, et ceux du mathématicien qui, lui, travaille sur des objets hautement abstraits, et non pas sur l’arithmétique élémentaire de l’enfant?

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Une convergence des mécanismes de construction

La construction psychogénétique

Les recherches psychogénétiques montrent que la construction chez l’enfant de systèmes opératifs, et spécialement de structures opératoires, de plus en plus puissants est le résultat d’un processus d’abstraction réfléchissante comportant deux moments:
    Le premier consiste en une reconstruction active, pas forcément exacte, des formes déjà acquises sur un nouveau plan de représentation.

    Le second est celui d’un travail, toujours sur ce nouveau plan, de différenciation, de coordination réfléchie et d’intégration des formes ainsi abstraites, de telle façon que les nouveaux systèmes ainsi créés peuvent s’avérer, et s’avèrent de fait, formellement plus riches que les anciens.
Ne se pourrait-il pas dès lors que ce mécanisme, découvert lors de l’examen de la genèse de la pensée logico-mathématique de l’enfant, ne puisse expliquer la convergence des résultats du psychologue étudiant cette pensée et du mathématicien recherchant les structures-mères formelles sur lesquelles toute la mathématique savante pourrait être édifiée?

C’est ce que suggère l’examen que Piaget fait de l’activité du mathématicien engagé dans une démarche du type bourbakiste, c’est-à-dire dans une activité de recherche de "structures-mères" sur lesquelles la totalité en devenir de l’édifice mathématique serait édifiée ou s’édifierait, selon le point de vue régressif ou progressif adopté.

Le travail mathématique des Bourbaki

Qu’ont fait les Bourbaki? Pour remonter aux fondements, ils sont partis d’une analyse de la mathématique dans l’état où elle était parvenue au début du vingtième siècle. Les différentes sous-disciplines de cette mathématique étaient elles-mêmes largement basées sur la même démarche, puisqu’aussi bien dans l’arithmétique que dans la géométrie la recherche d’une cohérence accrue avait déjà conduit à dégager les structures propres à des domaines entiers de la géométrie ou de l’algèbre arithmétique.

Ce mouvement régressif, mais qui est aussi constructif, est étonnamment similaire à celui de l’abstraction réfléchissante.

Si la construction des structures-mères est largement basée sur un processus d’abstraction réfléchissante, il se pourrait bien ainsi que le travail des Bourbaki, même s’il s’effectue à un niveau d’abstraction et de virtuosité bien plus élevé que le travail de mathématicien en herbe réalisé par l’enfant, reflète au moins partiellement les grands découpages que l’examen génétique et structural a découverts dans cette pensée, et même plus précisément ses caractéristiques structurales.

La chose apparaît d’autant plus vraisemblable si l’on part non pas du résultat de la démarche régressive des Bourbaki (la découverte des structures-mères), mais de leur point de départ, c’est-à-dire des matériaux mathématiques dont ils ont fait l’examen: la mathématique de la fin du dix-neuvième siècle.

Des Bourbaki aux mathématiciens de l’antiquité

Si l’on étudie l’histoire de cette mathématique, on s’aperçoit, et ceci n’a rien d’étonnant, qu’elle est le résultat d’une série de processus de reconstruction de mathématiques plus anciennes encore (par exemple la théorie des groupes algébriques apparaît à ses débuts au moins comme une théorie des équations algébriques; et l’algèbre arithmétique, au moins partiellement, comme une théorie des opérations arithmétiques, etc.).

Ce mouvement nous conduit finalement à la première mathématique scientifique, celle des grecs, elle-même construite à partir de l’arithmétique et de la géométrie des anciens chaldéens, etc. Et l’on peut ainsi remonter jusqu’à cette arithmétique du berger, qui est celle de l’enfant dont Piaget a fait l’analyse.

La pensée arithmétique étudiée par le psychologue, logicien et épistémologue, n’est pas dépourvue de structures, bien au contraire. Seulement l’enfant, comme le berger, n’ont pas connaissance de ces regroupements qui font la puissance de leur pensée. Leur problème n’est pas de connaître leur pensée mathématique, il est de dénombrer des objets ou des moutons. Il en va de mme pour les astronomes chaldéens ou les comptables égyptiens.

La construction de l’arithmétique

Si, au lieu de remonter des mathématiciens bourbakistes jusqu’aux mathématiciens en herbe que sont l’enfant et le berger, on procède en sens inverse, que constate-t-on?
    Que les enfants et les bergers s’intéressent aux objets et non pas au nombre, et encore moins aux structures (aux groupements d’opérations) dont ils n’ont même pas conscience (sauf à travers leurs effets).

    Que les chaldéens ou les égyptiens s’intéressent au calcul, aux techniques numériques.

    Que les mathématiciens grecs, impressionnés par ce que laissent deviner le calcul, s’intéressent pour la première fois à une science des nombres.

    Que les mathématiciens arabes, plus intéressés à nouveau par des problèmes techniques, mettent en place une algèbre pratique.

    Que les Viète, Fermat et autres Descartes, tout autant, ou même plus, intéressés par la raison des choses, mettent en place les premiers éléments d’une algèbre théorique, etc.
Or que constate-t-on à chacun de ces niveaux?
    Que la base, ainsi que le souligneront les mathématiciens du dix-neuvième siècle, reste l’activité élémentaire de dénombrement et les activités de mises en correspondance qu’elle nécessite.
Si c’est le cas, alors sous toutes les activités des mathématiciens, jusqu’aux bourbakistes compris, subsistent ces activités originelles dont l’analyse génétique et structurale avait montré qu’elles ne font sens que parce qu’elles sont sous-tendues par des structures opératoires "semi-conscientes" (l’enfant sait par exemple qu’une soustraction peut annuler une addition) ().

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La solution constructiviste

Si l’on a à l’esprit tout à la fois:
    – le parcours de l’enfant construisant l’arithmétique élémentaire,

    – l’histoire de l’arithmétique technique puis scientifique (et plus largement l’histoire de la mathématique),

    – et enfin les mécanismes qui permettent de construire un nouveau plan de connaissances mathématiques à partir d’un ancien plan,
le mystère de la convergence entre le résultat du travail des Bourbaki et celui de Piaget se dissipe: en reconstruisant sur un nouveau plan plus abstrait la totalité des mathématiques, les Bourbaki ont réfléchi sur ce plan les connaissances théoriques et techniques sur lesquelles était édifiée toute la mathématique classique. La mathématique classique reposant sur les structures logico-mathématiques de la pensée commune, ces structures, réfléchies et enrichies, sont devenues le noyau de la nouvelle mathématique.

Si le mouvement précédemment décrit est correct, on comprend dès lors pourquoi Piaget a pu trouver chez les Bourbaki les meilleurs outils d’analyse de la pensée enfantine.

Une solution provisoire?

Il est vrai que cette convergence soulève un problème de taille. La mathématique ne s’est pas arrêtée avec les Bourbaki. Dès lors la psychologie et l’épistémologie génétiques ne trouvent-elles pas là une limitation sérieuse? Les reproches adressés aux analyses structurales de Piaget ne trouvent-ils pas là une justification essentielle?

Pas forcément, car rien ne dit que les progrès de l’analyse régressive (et constructive!) des fondements de la mathématique ne puissent se traduire sur le plan psychogénétique par une analyse génétique et structurale plus fine des systèmes et des activités logico-mathématiques des enfants.

D’ailleurs Piaget lui-même a esquissé un tel dépassement de ses propres enquêtes psychogénétiques des années trente à soixante lorsque, dans les années septante, il a, sous la suggestion des mathématiciens, cherché des formes et des activités mathématiques plus primitives que celles liées aux structures opératoires.

Psychogenèse et théorie des catégories

Ces formes et ces activités, qu’il a cru pouvoir atteindre en étudiant la genèse des morphismes et des correspondances chez l’enfant (JP90), se rapporteraient à la théorie mathématique des catégories, de la même façon que les structures opératoires enfantines se rapportent aux structures-mères des Bourbaki.

Ces recherches ont été faites dans l’urgence. Contrairement aux études conduisant à la découverte des structures opératoires, elles sont trop lacunaires pour être autre chose qu’une piste de recherche. Pourtant, si Piaget a raison, la psychologie génétique aurait tout à gagner de prendre au sérieux la piste ainsi tracée.

Quoi qu’il en soit, on voit que l’examen des rapports entre les structures opératoires de l’enfant et les structures-mères des Bourbaki tend à montrer que l’activité constructrice du mathématicien, aussi technique et difficile qu’elle soit devenue, est la continuation du processus d’abstraction réfléchissante déjà à l’oeuvre chez l’enfant, et dont Piaget croit pouvoir trouver la préfiguration au sein même de la construction des formes vivantes.

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[…] la psychologie ne consiste pas à traduire le fonctionnement nerveux en termes de conscience ou de conduite, mais à analyser l’histoire de ces conduites, c’est-à-dire la manière dont une perception, par exemple, dépend des précédentes et conditionne les suivantes.