Je ne prétends pas apporter une réponse complète, mais j'essaie de donner quelques éléments et observations, à proportion de mes modestes compétences.
a) Il ne faut pas oublier que Piaget se réfère au "stade de la croyance" de Pierre Janet. A un certain stade, dit Janet, l'affirmation se fait presque au hasard. Elle dépend de l'activation plus ou moins complète des tendances (qui sont des sortes de schèmes). S'il s'agit de tendances fortes, les propositions deviennent très facilement des croyances. Mais je rappelle que cette théorie de Janet complète sa théorie de l'automatisme et de la suggestion. Quand le champ de la conscience rétrécit, expliquait d'abord Janet, l'individu perd sa capacité de synthèse: il devient alors tributaire d'une idée isolée qui, faute de "résistance", s'impose de façon exclusive et parfois obsessionnelle. La synthèse (qui est le propre d'un sujet conscient, éveillé et "fort" au sens de la "force psychique") permet au contraire aux idées de s'entrechoquer et de produire de la cohérence. Ces deux théories, on le voit, se complètent bien. Piaget se réfère directement à Janet lorsqu'il aborde la réflexion, qui est, pour reprendre la formule de Janet, une discussion intériorisée. On peut dire de l'enfant qu'il manque de capacité de synthèse, qu'il est suggestible, qu'il n'a pas atteint le stade de la discussion, qu'il n'est pas socialisé, qu'il est égocentrique: au fond cela revient au même; un lecteur avisé aura saisi le fil conducteur.
b) Les mêmes notions s'appliquent, selon Janet et Piaget, à l'enfant, au primitif, au simple d'esprit (oligophrène) et au déprimé (selon Janet du moins). J'ai pu remarquer pour ma part ceci: les individu les moins intelligents croient très facilement à leurs affirmations parce qu'elles ne sont pas contredites par leur perception, en général, la perception étant toujours effectuée du point de vue propre, excusif et limité du sujet, à la différence de l'observation (au sens expérimental ou scientifique). Je connais une femme qui croit que son cousin est homosexuel parce qu' "il n'est jamais avec personne", mais elle le voit une fois par an... Il ne lui vient pas à l'idée qu'il a peut-être une petite amie qu'il ne montre pas, ou qu'il ne montre pas les jours de réception, etc. On a là un schéma typique de croyance égocentrée. Les croyances religieuses, pourrait-on dire, fonctionnent de manière inverse puisque l'individu croit non pas ce qu'il voit mais ce qu'il n'a jamais perçu: mais je constate que la même personne croit aux apparitions de Vierge, pourvu qu'on lui dise sur un ton sérieux que plusieurs personnes ont vu la Vierge. Etrangement d'ailleurs, elle ne trouve pas cela bien extraordinaire. Pour trouver cela extraordinaire, il faudrait confronter cette idée avec l'ensemble des faits attestés, probables, il faudrait émettre des jugements à plusieurs termes, faire des comparaisons, etc., ce qui suppose une certaine capacité de synthèse et de décentrement. La différence n'est donc qu'apparente. Il existe du moins une certaine cohérence d'attitude au stade de la croyance.
c) Peut-on généraliser et dire que toute croyance obéit à ce schéma? c'est au fond votre question. Là, je serais plus prudent. La formulation pourrait être: toute croyance relève-t-elle du stade de la croyance? Je ne le pense pas. D'un point de vue strictement piagétien, il me semble qu'il faut distinguer déjà "égocentrisme" et "sociocentrisme". Les croyances les plus élaborées sont souvent sociocentrées: elles correspondent à un certain état des conditions sociales, qu'elles reflètent ou qu'elles expriment de façon inconsciente, faute de communication et d'intersubjectivité (celle-ci pouvant être empêchée par les structures sociales elles-mêmes ou bloquée par une situation particulière telle celle du penseur isolé dans sa tour d'ivoire). Piaget analyse ainsi les idéologies. La croyance en un "droit naturel" est un exemple parmi d'autres. Evidemment, c'est du côté des croyances primitives qu'on trouverait selon Piaget les meilleurs exemples. Piaget avait lu Durkheim, Mauss, Hubert et Granet. Mais il y a autre chose: certaines croyances sont "rationnelles", ce sont des conjectures fondées sur des arguments, ce sont des hypothèses ou des inductions qui ne se situent pas en amont de la discussion, mais en aval, parce qu'il arrive un moment où le sujet doit se positionner, même en l'absence de preuve irréfutable. On l'aura compris: Piaget n'est loin de cette notion lorsqu'il parle de la "sagesse". Je ne pense pas qu'il se serait attribué des convictions égocentriques. Mais il n'est pas exclu non plus qu'il se soit méfié des rétrogradations possibles des croyances rationnelles au stade de la croyance égocentrée. C'est ainsi par exemple qu'une vision politique "rationnelle" (s'il en existe) peut se transformer par temps de guerre et régresser à une mentalité quasi primitive. Piaget lui-même en donne des exemples, et vous notez vous-même certains décalages entre l'action et la conception. J'ai employé à dessein le terme de "conviction" pour désigner une croyance du stade de la réflexion. Et sans doute faudrait-il distinguer "croyance" et "conviction" suivant cette ligne de partage. D'ailleurs on ne dit pas d'un enfant qu'il a des "convictions". Je m'éloigne un peu de Piaget, peut-être, mais pour y revenir finalement, j'insisterai sur la distinction faite par Piaget entre "égocentrisme" et "sociocentrisme". Comme il l'explique bien dans des textes que vous connaissez autant que moi, égocentrisme et sociocentrisme sont deux processus parallèles, deux formes similaires de centration: l'une sur un moi qui s'ignore comme sujet, l'autre sur un groupe qui ne se réfléchit pas comme communauté historique.
C'est en tout cas un sujet très intéressant.Statistiques: Publié par Laurent Fedi — Dim Avr 20, 2008 10:16 am
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